Algérie et France : une relation convulsée à l'heure des réseaux sociaux
L'histoire a mis à mal les relations entre l'Algérie et la France : la première n'oublie pas les crimes commis par la seconde pendant l'ère coloniale. En effet, chaque année, des voix s'élèvent dans ce pays d'Afrique du Nord pour exiger que la nation française reconnaisse son passé et présente ses excuses, dans le cadre duquel elle est accusée de détruire l'identité algérienne, de piller, de torturer, d'assassiner et de procéder à des essais nucléaires pendant le régime colonial, comme le note l'analyste Abbas Maymouni. Ainsi, après l'indépendance d'Alger en 1962, les désaccords entre les deux pays ont perduré, malgré les tentatives de Paris de normaliser les liens entre les deux pays, notamment face à des intérêts purement géostratégiques, comme les échanges de gaz en territoire algérien dont l'Europe tire sa subsistance.
En effet, en janvier dernier, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, s'est rendu à Alger pour rencontrer son homologue, Sabri Boukadoum, le Premier ministre, Abdelaziz Djerad, et le Président du pays, Abdelmadjid Tebboune, qui venait d'entrer en fonction à la suite des élections présidentielles du 12 décembre. L'objectif ? Relancer les relations bilatérales, que les autorités françaises considèrent comme « un partenaire dans une région en crise ». « Il y a maintenant un nouveau gouvernement avec lequel la France veut travailler », a déclaré le chef de la diplomatie française à l'époque.
Mais ce qui semblait être le début d'une idylle a été de courte durée. Le mercredi 27 mai, l'Algérie a décidé de retirer « immédiatement » son ambassadeur à Paris pour des consultations, suite à la diffusion télévisée la veille de deux documentaires sur le mouvement de protestation algérien, le Hirak, qui est descendu dans la rue le 22 février 2019, manifestant tous les vendredis depuis lors jusqu'au déclenchement de la crise du coronavirus.
Le premier, Algérie mon amour, diffusé sur la chaîne publique France 5, présente « sur un ton très libre les témoignages de cinq jeunes, trois hommes et trois femmes d'Alger, d'Oran et de Tizi Ouzou, qui ont participé au Hirak », selon France TV Info. Réalisé par l'Algérien Mustapha Kessous, il a rapidement suscité la controverse sur les réseaux sociaux. « Le Hirak n'était pas mentionné, il cachait toutes les exigences liées à la démocratie, à l'État de droit et à la liberté ». Le documentaire s'est plutôt concentré sur une partie du problème algérien : les libertés sexuelles des jeunes et leur désir de briser tous les tabous qui les empêchent de vivre leur vie. ... Pourquoi, alors, réduire l'ampleur d'une révolution aux simples désirs de la jeunesse algérienne « frustrée » ?, a critiqué Interlignes. « 54 semaines de manifestations, de sacrifices, de pacifisme, de solidarité et de lutte Malheureusement, aucune des déclarations fondamentales de Hirak n'a intéressé le directeur de France 5, préférant se concentrer sur la « débauche » audiovisuelle. Les coutumes et la vie de ces gens ne nous intéressent pas », écrit durement la journaliste Kouceila Rekik.
« Ce film ne me représente pas » ou «Cela n'a rien à voir avec le Hirak » ont été parmi les messages les plus répétés sur Internet. De plus, le hashtag #CenestpasmonHirak est devenu viral sur Twitter. Le réalisateur est accusé d'être à l'origine d'une « vaste illusion », d'« avoir ignoré » les revendications du Hirak ou de défendre « les agendas perfides de la France coloniale, complice de la puissance d'Alger », rapporte le quotidien algérien El Watan. « Ils sont les esclaves de la France en Algérie », a commenté le président du principal parti islamiste, Abderezzak Mokri, en référence aux protagonistes du documentaire.
Le second, intitulé Algérie : les promesses de l'aube et diffusé sur la Chaîne Parlementaire (LCP), a également fait l'objet de critiques à cet égard. Le documentaire, réalisé par Julie Peyrad et Sonia Amrane, tente de décrypter quatre mois de protestation pacifique à travers de nombreux témoignages, dont ceux d'une dizaine de jeunes, « souriants mais déterminés à dénoncer un système politique corrompu et à ne pas revivre ce que leurs aînés, meurtris par le terrorisme et la violence en 1990, ont vécu », rapporte un compte-rendu du quotidien français Le Monde. « Instantané d'une société en pleine effervescence, le film souffre peut-être d'un format trop court pour évoquer en profondeur la disparité des aspirations, au-delà des slogans accrocheurs », explique l'experte Marie Cailletet dans Télérama.
De plus, le choix des protagonistes des deux films, ainsi que la date de leur diffusion - lancement dans le premier cas et répétition dans le second - ont conduit à un foisonnement de théories du complot sur les réseaux sociaux algériens, explique Courrier International. Les médias d'Algérie Patriotique s'interrogent : « Dans la forme, tout d'abord, le moment, à la fin du mois sacré du Ramadan et au début de la période de déconfiture, est forcément intriguant ». Le choix des invités, le contenu, tout cela nous oblige à nous interroger sur les motivations réelles de ceux qui se disent « inspirés » par la Hirak algérienne [...] En fait, une seule question s'impose : voulons-nous raviver la mèche des manifestations pour plonger notre pays dans le chaos ? »
La déclaration du ministère algérien des affaires étrangères annonçant l'appel de l'ambassadeur à des consultations a fait preuve d'une sévérité encore plus grande. « Le caractère récurrent des programmes diffusés par les chaînes de télévision publiques françaises, apparemment sous le prétexte de la liberté d'expression, sont en fait des attaques contre le peuple algérien et ses institutions, y compris l'ANP (Armée nationale populaire) et sa composante, le digne héritier de l'Armée de libération nationale (ALN) », peut-on lire dans la déclaration. « Cet activisme, où l'inimitié rencontre le ressentiment, révèle les intentions malveillantes et durables de certains milieux qui ne veulent pas l'avènement de relations pacifiques entre l'Algérie et la France, après 58 ans d'indépendance, dans le respect mutuel et l'équilibre des intérêts qui ne peuvent faire l'objet de concessions ou de négociations », conclut la déclaration.
La question se pose alors de savoir pourquoi les documentaires ont été critiqués des deux côtés du conflit : par les manifestants de Hirak et par le gouvernement, qui se bat dans les rues depuis un an et demi. C'est « le symptôme d'une relation déraisonnable avec l'ancienne puissance coloniale et d'une hystérie collective », déclare le journaliste Akram Belkaid dans The Oran Daily.
« Maintenant, la question essentielle doit être posée : pourquoi un film diffusé par la télévision française pour un public français suscite-t-il autant d'engouement en Algérie ? ...] Premièrement, le narcissisme national nous amène à penser que le documentaire est le premier (et le seul ?) à s'adresser aux Algériens... Deuxièmement, comme il vient de France, cela provoque nécessairement des réactions épidermiques... Troisièmement, il est temps de cesser d'espérer que ce qui vient de France n'est que bon et positif », explique Belkaid dans sa chronique. « La partie la plus épuisante de tout cela est cette obsession de la conspiration. Pour le régime, le Hirak est une conspiration venue de l'étranger. Pour certains de ceux qui n'ont pas apprécié le documentaire [Kessous], ce film est une intrigue destinée à discréditer le mouvement de protestation », écrit-il. « Un documentaire n'est qu'un documentaire. Il y en aura d'autres, il faudra qu'il y en ait d'autres. Mais en attendant, on ne peut que contester tant d'hystérie », déclare le journaliste.
La réponse de la partie française n'est pas venue des cinéastes, qui ont refusé de commenter les allégations, mais de plusieurs analystes qui ont critiqué la réponse du gouvernement algérien. L'historien Jean-Pierre Filiu, professeur à Sciences Po à Paris, a déclaré dans Le Point que « le régime algérien prétend croire que, comme en Algérie, le secteur audiovisuel public serait sous les ordres du pouvoir politique en France ». « La crise diplomatique qu'il a artificiellement créée [en référence au communiqué du ministère des affaires étrangères] fait partie d'une campagne médiatique visant à bloquer le champ médiatique et à étouffer les voix critiques », a-t-il déclaré.
Quant à savoir si cet incident pourrait conduire à un grave conflit entre Alger et Paris, le politologue Mohamed Hennad répond par un « non » : « Je ne crois pas qu'un bref incident puisse déclencher une guerre entre l'Algérie et la France. La relation se poursuivra, comme d'habitude, avec des hauts et des bas. C'est une tempête dans un verre d'eau », conclut-il au Le Point. Mais il est vrai que cela a donné aux mouvements nationalistes une raison de réaffirmer leur position : « L'ère de l'Algérie, comme un Gulliver entravé, et souvent caricaturé comme un géant qui craint son ombre, sera bientôt terminée et cela, bien sûr, ne plaira pas à tous ceux dont le seul agenda géopolitique est de perpétuer une position hégémonique dans une soi-disant « zone d'influence »», écrivent-ils dans Algerie Patriotique, en référence claire à l'agenda étranger français.