Carrère est l'un des cultivateurs de ce que l'on appelle le "roman de non-fiction" ou "roman documentaire"

Carrère : Calais

photo_camera AFP/ JOEL SAGET - L'écrivain français Emmanuel Carrere

Nous avons appris récemment que le 2021e Prix Princesse des Asturies des Lettres a été attribué à l'écrivain français Emmanuel Carrère, auteur d'une œuvre littéraire qui a atteint une grande diffusion auprès du public hispanophone, un fait auquel le travail de l'éditeur de tous ses livres en espagnol, Anagrama, n'est sans doute pas étranger.

Carrère est l'un des cultivateurs de ce qu'on appelle le "roman de non-fiction" ou "roman documentaire", c'est-à-dire des histoires qui, en utilisant les mécanismes narratifs et les ressources rhétoriques de la fiction, ont leur origine directe dans des personnes, des événements et des situations réels (et qui, dans de nombreux cas, incluent l'auteur lui-même comme protagoniste).

Si nous parlons d'Emmanuel Carrère dans cet espace, habituellement dédié aux récits migratoires, c'est parce que cet auteur a également traité dans son œuvre le sujet des flux migratoires présents dans l'Europe d'aujourd'hui. Concrètement, dans le reportage " Calais " (publié dans la collection Nuevos Cuadernos de Anagrama, en 2017), il raconte les deux semaines qu'il a passées dans cette ville côtière française, au cours du mois de janvier 2016, pour relater l'impact que le campement de migrants qui y était établi (connu sous le nom de Jungle, " le plus grand bidonville d'Europe ", composé de 7 000 personnes et finalement démantelé en octobre 2016) a signifié pour la ville et ses habitants.

Atalayar_Emmanuel Carrere

Peu après son arrivée dans la ville, Carrère, un personnage de son histoire, reçoit une longue lettre de Marguerite Bonnefille (le pseudonyme, comme nous l'apprendrons à la fin de l'histoire, d'une journaliste locale, Marie Goudeseune). Cette lettre permet à Carrère d'analyser l'impact médiatique de l'installation des migrants et d'expliquer aux lecteurs l'approche qu'il veut donner à son reportage : il ne s'agit pas de décrire le camp et les migrants qui y sont installés, mais de montrer la répercussion de ce fait dans la vie quotidienne de Calais. Ainsi, la visite de Carrère à la Jungle est omise des lecteurs, comme une grande ellipse dont la non-mention est toujours présente sur les faits qui apparaissent explicitement dans le texte.

De même, le récit se termine par un autre artifice littéraire : Carrère reprend un fait de l'histoire qu'il avait laissé précédemment non développé (" l'histoire des stores de Ghiziane Mahtab ") afin d'orienter la fin de son récit dans une certaine direction.

La lecture de Calais montre également les parallèles qui s'établissent entre les établissements migratoires de passage : des lieux qui accueillent les migrants (comme Arguineguín, Lampedusa ou Lesbos) en transit vers une destination souhaitée (le continent européen ou, dans ce cas, les îles britanniques).

Atalayar_Emmanuel Carrere cultura

En résumé, " Calais " est un rapport littéraire qui permet à son auteur de montrer l'un des différents faits motivés par les déplacements migratoires en Europe aujourd'hui (concrètement, le regroupement des migrants à Calais, dans la ville connue sous le nom de Jungle, dans l'intention de monter dans les camions de transport qui traversent la Manche et atteignent l'Angleterre), de manière véridique et avec une élaboration narrative soignée.

Le lecteur fan de journalisme et intéressé par Carrère peut entrer dans l'univers littéraire de cet auteur en lisant " Conviene tener un sitio a donde ir " (Anagrama, 2017). Parmi les trente textes journalistiques qui y sont réunis, publiés entre 1990 et 2015, certains sont à l'origine de ses romans les plus connus, parmi lesquels les chroniques " L'affaire Romand " et " Le dernier des démons " (respectivement en germe dans L'Adversaire et Limonov).

L'une des pièces de la compilation, "Capote, Romand y yo" (2006), en plus d'être liée au personnage qui a inspiré "El adversario", réfléchit sur le roman documentaire, sur le modèle qu'a été "De sang froid" pour Carrère, et sur la façon dont il a trouvé son moule narratif par un chemin différent de celui de Truman Capote, sans éliminer la présence de l'auteur dans l'œuvre mais, au contraire, en l'incorporant dans l'histoire non fictionnelle et en acceptant la narration à la première personne de façon naturelle. 

Luis Guerra, professeur de langue espagnole à l'Université européenne de Madrid, est l'un des principaux chercheurs du projet INMIGRA3-CM, financé par la Communauté de Madrid et le Fonds social européen.

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