L'écrivain algérien Mohamed Moulessehoul, connu sous le pseudonyme de Yasmina Khadra, a accordé une interview à Atalayar pour parler de sa trajectoire littéraire

Yasmina Khadra : "L'humanité a toujours fait fi des valeurs lorsque les intérêts et les carrières prennent le dessus"

AFP/ JOEL SAGET - L'écrivain algérien Yasmina Khadra, de son vrai nom Mohammed Moulessehoul

Yasmina Khadra est le pseudonyme sous lequel écrit l'auteur algérien Mohamed Moulessehoul, à la carrière littéraire très importante. Il parle à Atalayar de lui-même, de la situation en Algérie et de son œuvre, qui a déjà été traduite dans plus de 53 langues et 58 pays.

L’ECRIVANT

A quel âge avez-vous commencé à écrire et sous quel nom et pourquoi avez-vous décidé de commencer à écrire ? qu'espérez-vous transmettre aux lecteurs avec vos livres ?

Je suis né pour écrire. Je nourris une grande fascination pour la musicalité des mots depuis ma plus tendre enfance. Par ailleurs, les poètes et les écrivains ont toujours été mes meilleurs confidents. J’essaye de l’être pour mes lecteurs, à mon tour, partager avec eux mes rêves et mes espoirs, et ce que je crois savoir.

Le facteur humain dans vos romans est le centre de l'univers... la solitude, la désillusion, la colère, mais aussi l'amour, la reconstruction de l'esprit et l'espoir. Que pouvez-vous nous en dire ? Avez-vous rencontré ces situations dans votre pays ? Y a-t-il une sorte de misère affective dans votre œuvre ?

Il n’y a pas de misère affective dans mes livres, seulement le souci de vulgariser le facteur humain en l’ouvrant sur les autres cultures et les autres mentalités. Nous traversons une époque tourmentée qui fausse notre jugement. Les frustrations et la malvie, les incertitudes et les dérives idéologiques, les promesses électorales et les désillusions qui vont avec, l’ensemble de ces facteurs fâcheux nous éloigne de notre part d’humanité et nous installe dans des situations hasardeuses qui, parfois, dégénèrent. J’essaye d’apporter un soupçon d’éclairage sur ce qui nous échappe afin de mieux reconsidérer nos a-priori et rendre possible l’éveil aux vraies questions au lieu de chercher des boucs émissaires et des souffre-douleur comme on le constate dans certains pays où les amalgames et les stigmatisations favorisent le réveil de la bête immonde qui sommeille en chacun de nous. Lorsque je vois le fascisme revenir en force, et le racisme se découvrir du zèle, toute honte bue, et la radicalisation outrancière contaminer tous les militantismes, je me dis qu’il faut réagir avant que le malheur ne frappe simultanément aux quatre coins de la planète.

Votre expérience en tant que soldat vous a-t-elle aidé à comprendre le facteur humain?

Sans doute. Partager sa vie avec une multitude de personnes permet d’accéder aux caractères, aux angoisses, aux doutes, aux ambitions et aux défections des uns et des autres. Pour un écrivain, c’est le meilleur centre de recherche, le vivier le plus probant et le plus approprié aux inspirations.

Que signifie votre expérience militaire dans votre vie et dans votre travail ?

Elle est toute ma vie. Elle m’a enrichi émotionnellement, humainement et intellectuellement. Et elle me permet de rester debout au coeur des bourrasques. Sans cette expérience, je n'aurais pas tenu le coup après les terrains minés que j’ai été contraint de traverser pour aller de l'avant. Elle a forgé mes convictions et fait de mes déboires des leçons de vie.

Nous sommes en manque de valeurs dans le monde d'aujourd'hui, vos livres le décrivent très bien. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

L’Humanité a toujours fait fi des valeurs lorsque les intérêts et les carrières jusqu’au-boutistes priment le reste. Nous avons renoncé à ce qui devrait nous grandir dans notre estime et nous aider à demeurer nous-mêmes dans un monde où le paraître attire vers lui tous les feux de la rampe avant ceux des bûchers.  Plus personne ne croit en lui-même et tout le monde veut être le produit des autres, quitte à se couvrir de ridicule ou à vendre son âme au diable. Les valeurs humaines ne pèsent pas lourd devant les valeurs boursières. L’argent est devenu la religion absolue, le seul prophète capable de provoquer des miracles n’importe où et n’importe quand. A un certain temps, on a parlé de la Terre comme un village où l’Homme serait son axe central. C’était trop beau pour être vrai. L'Homme ne trouve sa place nulle part dans la course au profit.  Désormais, vous valez ce que vous possédez. Vous avez deux euros, vous valez deux euros. Vous avez un empire, vous êtres empereur. Le talent, l’art, le génie s’efface devant n’importe quel opportuniste qui a réussi à brasser des millions. Vous pouvez être le plus brave des gens de bonne volonté, le bon samaritain par excellence, le plus charitable des généreux, le plus doué des intermittents du spectacle, si vous êtes fauchés, vous ne valez pas grand-chose. J’ignore où la cupidité va emmener l’Humanité. Une chose est sûre, pas là où les poètes chantent la vie. 

Pendant la guerre terroriste algérienne (qui n’est pas exactement une guerre civile), où allait votre vie ? Si je ne me trompe pas, vous avez fait environ 8 ans de guerre... racontez-nous.

Il n’y a rien à raconter. Toutes les guerres, civiles ou classiques, sont des monstruosités. Celle qui a terrorisé l’Algérie durant plus d’une quinzaine d’années ne déroge pas à la règle. Elle a été l’aboutissement du pourrissement des esprits, la faillite du bon sens et l’implosion du ras-le-bol. Lorsqu’une nation ne fait pas attention à ses errements, elle finit par en pâtir. L’Algérie a joué avec le feu, et le feu a failli la détruire. Aucun peuple n’est à l’abri des dérives. J’ai passé huit ans dans les maquis terroristes à me demander comment un même peuple pouvait nourrir autant de haines féroces à l’encontre de ses propres institutions et de ses propres enfants. Aujourd’hui encore, je n’ai pas la réponse. Mais les raisons de telles tragédies sont multiples, et il en existe une qui leur rafle la mise : l’injustice ! Car la justice est le véritable socle de l’équilibre social, la seule garantie de la stabilité d’un Etat. Or, il n’y avait pas de justice en Algérie, et ce qui devait la protéger contre elle-même s’est effondré lorsque la colère des humiliés a brisé toutes les chaînes et défloré tous les tabous.

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Quand et où exactement le pseudonyme Yasmina Khadra est-il apparu, et est-ce un pseudonyme qui le restera jusqu'à la postérité ? ¿quelle et l’histoire de ce pseudonyme ? (J'imagine que vous l'avez déjà racontée plusieurs fois).

Mon pseudonyme est composé des deux prénoms de mon épouse, une manière de lui exprimer ma gratitude pour ce qu’elle m’a donné. Il est né le 1er novembre 1994 dans le cimetière de Sid Ali (à l’ouest du pays) où l’on célébrait le 40ème anniversaire du déclenchement de la guerre de l’Indépendance algérienne. Une bombe artisanale, dissimulée dans la tombe d’un martyr, a explosé au milieu des festivités, tuant sur le coup cinq petits scouts. J’étais là. Et ce fut ce jour-là que tout a commencé.

Votre travail est très visuel et poétique, je le vois toujours entouré d'images, je l'imagine à chaque fois que je le lis, je pense que c'est très révélateur de votre style d'écriture. Si j'étais un réalisateur de films, je filmerais 90% de votre travail. Ce que je ne sais pas, c'est si le cinéma atteindrait la profondeur de ces œuvres. Comment cela s'est-il passé et quelle est votre relation avec le cinéma et avec quel type de cinéma ?

Quatre de mes romans ont été adaptés au cinéma. D’autres intéressent des producteurs et des réalisateurs. J’ai aussi écrit deux scénarios qui n’ont rien à voir avec mes livres. J’aime beaucoup le cinéma. C’est une formidable invention et je serais ravi de lui consacrer un peu de mon temps. Bien sûr, les adaptations, qu’elles soient cinématographiques ou théâtrales, ne sont pas forcément fidèles à l’oeuvre écrite. Parfois, on est déçu du résultat. Mais il faut être raisonnable. Les réalisateurs sont des artistes à part entière, leur perception de l’oeuvre qu’ils adaptent n’est pas toujours celle de l’écrivain. Quand on passe de l’imaginaire à l’image sur un écran, on traverse énormément de filtres et ça amoindrit, fausse, corse, surcharge, appauvrit ou enrichit le texte original. Personnellement, je respecte les réalisateurs pour l’intérêt qu’ils accordent à mes romans et pour les efforts qu’ils déploient afin de leur donner un autre relief et un autre public.Je ne suis pas toujours d'accord avec eux ni satisfait de leur travail, mais je n'essaye ni de m'immiscer dans leurs affaires ni de leur imposer ma vision des choses. 

Il faut dire que vous êtes un écrivain très populaire et très connu (vos œuvres ont été traduites en plus en 53 langues et dans 58 pays). Quelle est votre relation avec vos traducteurs, qui sont d'ailleurs très bons (du moins les Espagnols dans notre cas) ? Sans oublier vos éditeurs…

Je ne connais pas tous mes traducteurs. J’en ai rencontrés quelques uns lors de mes tournées, mais je n’ai pas eu suffisamment de temps pour mieux les connaître. Cependant deux d’entre eux sont devenus mes amis : Carlos, mon traducteur espagnol et Regina, ma traductrice allemande. Quant aux éditeurs, j’entretiens d’excellentes relations avec Allianza (Espagne), Sollerio (Italie), Larousse (Mexique), Sonia (Pologne). Les autres, hormis mes éditeurs français, je les croise sporadiquement dans les festivals ou dans les foires internationales et je les perds de vue aussitôt après.

Un écrivain écrit des livres et c'est le lecteur qui fait des écrivains. ¿Qu'en pensez-vous ?

Ce sont là mes propres propos. J’ajouterais : sans lecteurs, l’écrivain n’est que lettre morte.

Vos livres ¿sont-ils produits aussi en arabe ? comment se porte la lecture dans le monde arabe, et la presse arabe vous reconnaît-elle comme un écrivain de renom ?

Je suis connu au Moyen-Orient, mais pas très lu. Cependant, une minorité est en train de me découvrir. Lorsque je me rends à Dubaï ou bien au Qatar, des lecteurs et surtout des lectrices viennent m'écouter. Les choses commencent à s'améliorer.

La littérature algérienne (en français) devient de plus en plus riche, d'autant plus qu'elle est connue depuis peu, par exemple les ouvres de Moulud Mammeri, Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, et autres... Quelle est la raison de cet essor ?

Le talent. Les Algériens ont énormément de talent, mais pas suffisamment de visibilité. C’est une perte sèche pour la littérature mondiale, et c’est bien dommage.

 Vos livres comportent de nombreux décors, situations, lieux, villages, villes, etc. Avez-vous posé le pied sur le sol de chacun d'entre eux pour votre travail ?

Flaubert disait que tout ce que nous inventons est vrai. Je n’ai pas été dans tous les pays que je décris dans mes livres,(hormis le Mexique, le Liban, le Maghreb, Cuba) mais mes lecteurs trouvent que je suis assez juste dans mes descriptions. Je m’informe auprès des résidents, consulte des documentaires, tente de comprendre un pays en fonction de la mentalité et la culture de son peuple. Cela me met en situation. Le reste, je le puise dans mon intuition.

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L’ŒUVRE LITTÉRAIRE

Parlons de certains de votres romans. Votre premier livre est Amen en 1984. Comment cela s'est-il passé... ?

Très mal. Ce fut ma première expérience éditoriale et je me suis laissé avoir par un éditeur pas très honnête. Je l’ai publié à compte d’auteur et le roman n’a jamais vraiment vu les étals des librairies.

Qu'attendent les singes 2014 ... Un extraordinaire roman policier et politique. Digne des meilleurs Hammett, Chandler, James Ellroy, etc. Un roman policier, mais aussi un roman politique sur l'Algérie à la fin. L'Algérie est-elle malade de ses dirigeants ? Parlez-nous de ce livre.

Ce roman est une radioscopie d’un Etat pris en otage pas des dirigeants mafieux dont la plupart sont en prison, aujourd’hui. Il raconte leur main mise sur les richesses du pays, la chosification de tout un peuple, l’institutionnalisation de la corruption, du passe-droit, du trafic d’influence, la promotion de la médiocrité, le pourrissement des mentalités et la perversion de la justice. Certains Algériens trouvent que c’est leur roman préféré, tant il est criant de vérité. 

Les Vertueux 2022 : la souffrance d'une personne (algérienne) durant la première moitié du 21ème siècle. Une personne errante qui souffre et cherche désespérément des réponses... Comment cette période se rapporte-t-elle à l'Algérie d'aujourd'hui ? Une mention aussi à votre ville de naissance KENADSA dans le livre (pag.338) ¿Quelle influence a votre lieu de naissance dans votre œuvre ? ¿et en particulier dans ce livre ?

 Ce roman-là, je préfère que le lecteur le découvre par lui-même. Il s’agit de mon plus beau roman, le plus précieux aussi puisqu’il est traversé, du début à la fin, par le souvenir de ma mère qui est décédée alors que j’étais en train de l’écrire. J’ai mis tout ce que je sais faire dans ce livre qui raconte une période tourmentée de l’Algérie, plus précisément la première moitié du 20ème siècle qui aura façonné les Algériens d’aujourd’hui. C’est une formidable odyssée qui commence avec la guerre de 1914-1918 et qui se prolonge jusque dans les années 1950. Je ne peux pas en dire plus. Ce roman est plein de rebondissements, servi par un rythme soutenu. Il serait triste d’en gâcher l'intensité.  

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Quelle est votre relation avec le monde de la bande dessinée ? Les cas de "L’attentat ", et Les hirondelles de Kaboul ?

Excellente. Une très belle aventure et une superbe initiative susceptible d’élargir davantage l’audience d’une oeuvre. Tout comme les adaptations cinématographique et théâtrale. 

Le livre "Les hirondelles de Kaboul" s'inspire de l'Afghanistan pendant le premier règne des Talibans. Des années plus tard, le mouvement islamiste est revenu au pouvoir dans le pays. C'est pourquoi la répression subie par les personnages de la pièce, en particulier les femmes, est la répression que les citoyens afghans subissent actuellement. Quels parallèles établissez-vous entre le premier gouvernement taliban - raconté dans "Les hirondelles de Kaboul" - et le gouvernement actuel ? Selon vous, comment la communauté internationale devrait-elle agir vis-à-vis des talibans ?

Ce sont les mêmes califes de l’Apocalypse. Ils sont revenus terminer le travail de sape que les Talibans d’avant n’avaient pas eu le temps d'achever. C’est vraiment déprimant. Vingt années d’investissement, de luttes quotidiennes, d’espoir et d’émancipation pour revenir la case départ ! Quand je pense aux jeunes filles qui ont cru grandir à l’air libre et qui sont, aujourd’hui, obligées de porter la burka comme le deuil de leur bonheur, interdites d’école, de travail, de rêve, je suis à deux doigts d’abjurer. Mais le combat continue. Aucun malheur n’est éternel. Il faut bien qu’un jour les Talibans se rendent compte qu’ils ne sont pas venus pour sauver une nation du péché et des dépravations, mais que ce sont eux le péché et la dépravation. Ils verront bientôt que lorsque l'on n’a pas un projet de société édifiant, et qu’on opte pour la répression tyrannique, ils ne feront qu’ériger leurs propres échafauds.

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